par Sonia Valognes
•
1 janvier 2024
Lorsque la mort d’un enfant survient au sein d’une famille, c’est toute la fondation intra-familiale qui vacille et qui parfois s’effondre. En tant que sœur, je souhaite apporter ici un regard propre à mon expérience sur les répercutions que ce drame peut engendrer sur la fratrie, lorsque la communication est absente. En aucun cas il ne s’agit ici de condamner la façon dont certains parents réagissent face à ce drame. Il s’agit avant tout de partager ma propre expérience en espérant que quelque part, une sœur, un frère se reconnaitra et trouvera ici un réconfort en constatant que sa souffrance est, ou a été partagée par d’autres. Mon expérience J’avais 9 ans quand ma sœur est décédée à l’âge de 11 ans, de ce que l’on nomme une « mort subite ». Habituellement réservée aux nourrissons, cette mort inexpliquée, sans antécédent, arrive aussi aux enfants tout comme aux adultes. Ma sœur ainée était mon modèle, mon protecteur, mon phare. Jamais l’une sans l’autre. Notre mère nous habillait de façon identique, même coupe de cheveux, à elle la couleur rouge, à moi le bleu. Nous dormions dans la même chambre, nous étions inséparables. Le silence, ce mot résume à lui seul le deuil tel que je l’ai traversé en tant que sœur car a ucun mot, aucune explication ne me sera donné le soir de sa mort. Nous sommes partis chez des amis en voiture à 4, mes parents, ma sœur, moi et nous sommes revenus à 3. Je ne comprends alors pas pourquoi elle ne rentre pas avec nous mais je ne dis rien car je ressens la gravité de la situation. Les visages figés de mes parents, la sidération prend place et me pousse au silence, au mutisme. Ce soir-là, j’ai dormi seule dans la chambre d’enfant que nous partagions ma sœur et moi la veille encore. Je garde en mémoire le silence effrayant, attentive au moindre bruit et cette peur, cette frayeur nocturne sera présente pendant de nombreuses années. Alors oui, comment expliquer à une enfant de 9 ans que sa sœur ne rentrera pas ce soir, ni les autres soirs ? Ainsi du vendredi soir jusqu’au dimanche je ne recevrai pas un mot, pas une explication sur son absence. Où est-elle ? Et pourtant je sais au fond de moi que c’est grave, car ce que mes parents ignorent, c’est que ce soir-là j’ai surpris ma mère en état de choc, assise prostrée, la tête entre les mains et j’ai compris du haut de mes 9 ans que quelque chose de terrible venait de se produire. 2 jours après le drame, toujours sans un mot, mes parents m’ont laissé chez des amis dont les enfants alors présents utilisent le mot « mort » en parlant de ma sœur, ce qui me projette dans un état second, comme dédoublée, en état de choc. J’entends mais je ne réalise pas, et surtout, j’attends que mes parents me donnent leur explication. Mes parents enfin arrivés, mon père prononce ces mots : « elle était très malade ». Je sais que ce n’est pas vrai, que ma sœur n’était pas malade et que mon père me ment. Je pleure sur ce mensonge et une colère sourde en moi va naître et me « tenir au chaud » pendant des années. Le mot « mort » ne sera jamais prononcé dans la bouche de mes parents et cela aura des conséquences importantes dans ma construction d’adulte et dans mon parcours. Le lendemain, je retourne à l’école seule, comme si rien ne s’était passé et je dois faire face aux questions des autres enfants. Les questions affluent « ta sœur est morte ? », « qu’est-ce qui s’est passé ? ». Comment répondre, alors que je ne sais pas ? que l’on ne me dit rien ? Mes parents finiront par me déscolariser pendant quelques temps. A la maison, pas de pleurs, aucune émotion exprimées…le silence, toujours le silence. Pensant bien faire, mes parents décident très rapidement de vider notre chambre des affaires de ma sœur, d’échanger même notre chambre avec la leur. Tout va très vite et le vide s’installe en moi, aussi froid que le silence et la solitude qui à partir de cet instant feront partie de ma vie. Ma sœur et moi nous étions comme un couple et plus personne ne pourra occuper cette place vide car mon inconscient l’attend toujours. Mon père a vécu le départ de ma sœur avec le refus catégorique d’exprimer et de laisser quiconque exprimer ses émotions. Famille, amis, personne n’avait le droit d’exprimer sa tristesse, son chagrin et pleurer était tout simplement interdit. Cette mort tragique a été un choc terrible pour tous. L’incompréhension murée dans le silence a créé des dommages psychologiques et collatéraux qui sont perceptibles encore maintenant dans la vie de chacun car si elle était ma sœur, elle était aussi pour d’autres la petite-fille, la nièce, l’amie, l’élève. Le processus de deuil Je n’ai réellement commencé le processus du deuil de ma sœur que 29 ans après sa mort, lorsque j’ai atteint l’âge que mes parents avaient au moment de son départ, c’est-à-dire 38 ans. C’est mon corps qui est venu somatiser ce traumatisme enfoui sous la forme d’un AVC (Accident Vasculaire Cérébral). Cet évènement déclencheur est venu réveiller brutalement en moi le besoin vitale de parler, de savoir, de questionner, de remuer un passé douloureux rester trop longtemps sous silence. J’ai réclamé, j’ai enfin osé faire entendre ma voix. Je me suis procuré une copie du rapport d’autopsie que j’ai lu et relu pour tenter de comprendre l’inacceptable. Il me fallait des faits, des détails, aussi douloureux que cela pouvait être pour mes proches ou pour moi. Faire entendre ma voix a été pour moi le début d’un long chemin de guérison intérieur. Ce processus m’a permis de prendre conscience des conséquences, de l’impact dans ma vie, dans ma relation aux autres mais aussi et surtout de ma force et de ma résilience car le processus du deuil permet aussi cela. C’est la raison pour laquelle il est important pour moi de partager mon expérience avec ceux qui sont dans la souffrance. C’est un message d’espoir que je souhaite transmettre car oui, ce chemin est long et douloureux mais il est aussi celui qui nous permet de nous révéler à nous-mêmes. Les conséquences Les schémas et les conséquences qui en découlent sont nombreux car pendant longtemps mon inconscient a cherché à reproduire le rapport fusionnel que j’entretenais avec ma sœur. Les rapports amicaux et amoureux ont longtemps été imprégnés par la peur de perdre l’autre, ce qui se traduisait de façon inconsciente par une dépendance affective, mais aussi une peur de l'attachement et donc un rejet de l'autre et une insécurité permanente. Le mot « mort » n’ayant jamais été prononcé, mon inconscient a longtemps attendu le retour de ma sœur, ce qui se traduisait par une instabilité chronique, un manque d’ancrage dans la vie, une souffrance inconsciente à vivre et à avancer « sans elle ». Il est heureusement possible de se libérer de ces parts inconscientes, de ces peurs et de ces schémas d'instabilité affective et émotionnelle. C’est après un long travail intérieur lié à la mort prématurée de ma sœur mais aussi à d’autres deuils qui ont suivis que cela m’a permis de mettre en lumière et de libérer ces parts d’ombres pour avancer avec plus de confiance et de sérénité. Contrairement aux idées reçues lorsque j’étais enfant, je sais désormais la nécessité vitale de pouvoir exprimer ses émotions et d'être à l'écoute de soi. Faire face à ses ressentis, les accepter mais aussi accepter ceux des autres est primordial pour l'évolution de chacun. Et maintenant ? Par-dessus tout, j’encouragerais les parents à permettre à leurs enfants de verbaliser, de communiquer leurs souffrances, leurs ressentis et s’ils sont dans l’incapacité émotionnelle de le faire eux-mêmes, alors faire intervenir un professionnel. Le silence, les non-dits sont un poison qui peut s’avérer parfois mortel. L’âme blessée fige dans le corps physique des stigmates et dans la psyché des mécanismes d’auto-sabotage que nous ne soupçonnons même pas. L’enfant que j’étais aurait eu besoin d’entendre « non, tu n’es pas responsable de la mort de ta sœur », « oui, nous savons que tu souffres autant que nous », « dis-nous ce que tu ressens », « nous allons avancer pas à pas et nous serons toujours là pour toi ». Libérer sa parole c’est aussi et avant tout aussi libérer celles de nos enfants car si je m’épanoui, mon enfant aussi. Si je souffre mon enfant aussi. Alors, que choisissons-nous ?